Jean-Claude DOUAI

Pour nous ses collègues lillois qui avons bien connu Jean-Claude, mais aussi pour ses amis et collègues du monde entier qui ont réagi à sa disparition, ce qui revient en premier dans les hommages qui se multiplient, c'est son infinie gentillesse et son exemplaire attention aux autres, qui se manifestaient envers tous, qu'on soit mathématicien reconnu, jeune doctorant ou personnel administratif et technique.

Il y avait aussi chez Jean-Claude cet extraordinaire enthousiasme pour les mathématiques et ce talent incomparable à faire le lien entre les concepts qu'il rencontrait. Il faisait partie de la génération formée sous l'influence directe des idées de Grothendieck. Jean Giraud, lui-même élève de Grothendieck, fut celui qui initia Jean-Claude à ces nouvelles idées. Jean-Claude sera un pionnier de la cohomologie non abélienne et de la théorie des gerbes. Sans en expliquer le détail, nous souhaiterions en suggérer l'esprit, et surtout l'ampleur et l'intérêt, et expliquer comment Jean-Claude, en s'engageant dans cette voie, avait acquis ce regard global qui faisait sa force et dont il tirait cet émerveillement qu'il avait à coeur de partager. Une question chère à Jean-Claude était celle de la «descente», fondamentale en arithmétique puisqu'il s'agit de comprendre où (sur quels corps) vivent les objets que nous étudions tous : racines d'équations, points sur des courbes, courbes elles-mêmes, variétés de plus grande dimension, morphismes entre ces objets, …

Partons d'une question simple : un sous-espace vectoriel de Cn qui est invariant sous l'action de la conjugaison complexe (X1,…,Xn)→(X1,…,Xn) peut-il être défini par des équations linéaires à coefficients réels ? Ce peut être un bon premier contact avec la cohomologie galoisienne, via le théorème 90 de Hilbert (la cohomologie H1(R,GLn(C)) est triviale). Généralisons : remplaçons le sous-espace vectoriel par l'ensemble des points d'une courbe affine, ou d'une hypersurface P(X1,…,Xn)=0 ou d'une variété algébrique plus générale, pas forcément plongée dans un espace affine. Et remplaçons R par Q et l'action de la conjugaison complexe par celle de tous les automorphismes de C. En prenant un point de vue encore plus abstrait, concevons une certaine catégorie algébrique d'objets pouvant être définis d'une façon ou d'une autre par des équations à coefficients vivant «au-dessus d'une certaine base» (dans une certaine «extension» d'un corps de base ou dans un certain «revêtement» d'une variété de base), et concevons que cette catégorie soit munie d'une action d'un groupe fixant la base (une action galoisienne d'un groupe de Galois, d'un groupe fondamental, …). Si on pose bien ce cadre général en choisissant les bonnes définitions et hypothèses, alors on peut reposer la question de départ : «si un certain objet de la catégorie est invariant sous l'action, peut-on en conclure que cet objet peut être défini sur la base» ?

Le miracle (ou le tour de force) est que ce cadre unifié est le bon pour aborder une multitude de questions d'origines diverses (arithmétique, géométrique, topologique, …) et qui étaient traitées habituellement de façon indépendante. Notre problème initial se formule ainsi dans le cadre d'une théorie générale, conceptuellement bien plus simple que les théories établies jusque-là dans les cadres plus particuliers d'origine, et dont Jean-Claude a été le fervent promoteur et un artisan ardent.

Les gerbes dont Jean-Claude était un des rares experts constitue l'étape suivante pour les situations «non abéliennes». La définition peut intimider : une gerbe est une catégorie fibrée en groupoïdes (qui eux mêmes sont des catégories) satisfaisant plusieurs conditions (locales-globales, trivialité générique, …), la fibration s'effectuant au-dessus d'un site étale ! Mais Jean-Claude avait raison de promouvoir ce cadre : c'est encore «le bon point de vue» !

Il voyait toujours les choses de plus haut. Il faisait partie de ces mathématiciens adeptes de l'abstraction extrême et à qui nous sommes redevables d'avoir fait vivre et développé tous ces nouveaux concepts. Ils lui auront permis de s'intéresser à d'innombrables problèmes et d'en faire avancer bon nombre d'entre eux. Ses contributions sont multiples. On peut citer ses travaux importants sur la cohomologie des groupes semi-simples, ses extensions du fameux théorème de Tate-Poitou à des situations où le corps de base est le corps de fonctions d'une courbe, les applications arithmétiques à des questions locales-globales type «principe de Hasse» ou à l'étude du groupe de Tate-Shafarevich, son travail diophantien sur les champs algébriques, et bien sûr sa contribution à la théorie de la descente des revêtements de la droite et de leurs espaces de modules.

Jean-Claude ne tirait pas gloire de cette hauteur, mais bien au contraire, il faisait tous ses efforts pour partager cette «vision merveilleuse» avec ses collègues, ses doctorants, ses collaborateurs, et aider chacun à s'élever. Sa gentillesse et son dévouement s'exprimaient pleinement dans sa façon d'enseigner. Les étudiants préparant l'agrégation lui ont même fait le reproche singulier d'être trop gentil : après les exposés de préparation à l'oral, généralement suivis par une démolition en règle, selon un rituel bien connu de tous ceux qui un jour ou l'autre ont préparé l'agrégation, lui au contraire complimentait les étudiants ! «Monsieur Douai ne nous critique pas assez» se plaignaient-ils ! Il lui arrivait aussi de poser un exercice difficile au tableau à un(e) étudiant(e) intimidé(e). L'étudiant(e) séchait. Jean-Claude apportait son aide, et de fil en aiguille, l'ensemble de la réponse au problème qu'il avait posé, pour conclure : «Et bien, vous voyez que vous y êtes arrivé(e)» !

Il a enseigné dans plusieurs universités à l'étranger, notamment Alger et Tunis, après sa thèse d'état. Il retournait souvent en Tunisie, où il avait gardé de nombreux amis et collaborateurs.

Il est aussi intervenu maintes fois dans les lycées et collèges, à Roubaix ou Douai en particulier, dans la classe de nos anciens étudiants H. Boujnane, A. Durvaux et C. Debacker, sur des sujets comme le paradoxe d'Achille et la tortue, ou sur la mesure approchée du rayon terrestre par l'astronomie et la trigonométrie.

Il aimait jouer avec les mots (chaque phrase était pour lui prétexte à un jeu de mots ou à un calembour), ainsi que redire et répéter les choses. Il était une perle pour les organisateurs de séminaires, toujours prêt à donner un exposé, avec la passion qui le caractérisait, et toujours prêt à écouter un exposé, attentif, curieux et mettant en valeur le conférencier.

Un collègue parlait de la disparition de Jean-Claude comme d'«une perte immense». C'en est une pour le laboratoire, pour les mathématiques qu'il aimait et pour nous.

Liste de diffusion pour les témoignages personnels (accessible après connexion à Lille 1) : http://listes.univ-lille1.fr/sympa/arc/jc-douai-temoignages